Chapitre 5

— Le yaourt, ce n’est pas mon truc. Est-ce qu’une part de frites te dirait ? demanda Matt en se levant.

— Parfait, répondit Jesse, qui le regarda se diriger vers le comptoir en songeant à quel point il avait changé.

Elle aurait tant voulu que le contact entre eux soit facile, mais elle ne se faisait pas d’illusions, ça prendrait du temps, comme toutes les choses importantes de la vie. Sa réserve polie, sa réticence au dialogue la décevaient, elle qui avait espéré qu’ils se sentiraient à l’aise d’emblée, un peu comme en famille…

Tant de temps s’était écoulé ! Elle aurait cru ces retrouvailles plus faciles. Mais au contraire, le souvenir de tout ce qui les liait autrefois n’en était que plus douloureux et lui faisait mesurer l’étendue de sa perte.

Matt était revenu avec un plateau contenant trois portions de frites.

— Ça fait un peu beaucoup, non? murmura-t-elle.

Gabe ne pourrait jamais avaler la moitié de sa part et elle- même faisait attention à sa ligne.

— Tu n’auras qu’à prendre ce que tu veux et laisser le reste, répondit-il.

Elle avait horreur de gâcher de la nourriture. Elle n’en avait pas les moyens et ne laissait jamais une miette. Mais comment expliquer ça à Matt qui, déjà riche quand elle l’avait quitté, semblait avoir prospéré ces cinq dernières années.

Gabe, revenu à leur table, fixait les frites d’un œil gourmand.

— Tu peux te servir, mon chéri, dit Jesse en souriant à son fils, qui ne se fit pas prier.

Elle lui préparait rarement ce genre de plats à la maison et tous ces repas au restaurant et au fast-food depuis qu’ils étaient revenus à Seattle allaient finir par lui monter à la tête.

Elle grignota une frite qui lui sembla sans saveur. Elle n’avait pas faim et la légère nausée qu’elle ressentait devait être un effet de sa nervosité. Elle se rabattit sur le café.

— Tout ce temps, tu habitais Spokane ? s’enquit Mark.

— Oui. C’est là que j’ai trouvé du travail quand je me suis retrouvée à court d’essence et d’argent. Je n’ai pas éprouvé le besoin d’aller plus loin.

Jamais elle n’avait cherché à se cacher, seulement à s’éloigner. Et comme personne ne s’était lancé à sa recherche…

La jeune femme chassa l’amertume qui la gagnait. Tout comme Nicole, si Matt ne l’avait pas cherchée, c’était à cause de la colère qu’il éprouvait contre elle et de sa prétendue trahison. Une version à laquelle elle préférait croire, au fond, même si elle était fausse. C’était moins dur que d’accepter l’idée que tous deux se moquaient royalement d’elle.

— Tu as revu Nicole ?

Matt la questionnait-il par simple politesse ou s’intéressait-il vraiment à sa vie ? Son ressentiment se serait-il évanoui ?

— Oui, après t’avoir rendu visite, je suis allée la voir.

— Comment ça s’est passé ?

— Pas très bien. Il faut dire que les jumelles sont un sacré fardeau. J’ai décidé de lui donner un coup de main en reprenant mon boulot à la boulangerie et je vais lui faire tester une recette de brownies que j’ai mise au point. Espérons qu’ils lui plairont…

C’était le genre de nouvelles dont Matt n’avait cure et elle aurait dû trouver un meilleur sujet de conversation. Mais ce n’était pas facile, car elle répugnait à évoquer le passé et la présence de Gabe, qui mâchonnait ses frites à côté d’eux, ne facilitait pas les choses.

— Je ne m’explique pas encore comment tout ça est arrivé, reprit-elle. Tu étais en colère. Moi j’étais blessée, culpabilisée aussi…

Matt la foudroya du regard.

— A cause de Drew?

— Non ! se récria-t-elle. Je t’ai déjà dit qu’il ne s’était rien passé entre nous. Ne vaudrait-il pas mieux parler de ça une autre fois? chuchota-t-elle en désignant son fils.

— D’accord. Mais sois sûre que la question reviendra sur le tapis.

Ainsi, tout comme Nicole, Matt refusait toujours de la croire. Ecœurée, Jesse repoussa ses frites et pressa la main sur son ventre. Ses rêves de retrouvailles familiales se fracassaient contre une réalité aussi sordide que désagréable.

— Je vais te verser une pension alimentaire, déclara soudain Matt.

— Non… Pourquoi? Tu n’y es pas obligé.

— C’est mon devoir, puisque Gabe est mon fils.

— Ce n’est pas pour l’argent que je t’ai contacté. Si je suis revenue, je te l’ai dit, c’est pour que Gabe et toi appreniez à vous connaître…

Qu’est-ce que Matt avait en tête ? Autrefois elle aurait pu lire en lui comme dans un livre ouvert. A présent, il lui était devenu une énigme.

Mais elle voulait croire qu’il n’était pas encore trop tard pour qu’il puisse tisser des liens avec son fils.

Gabe s’appuya sur elle avec un gros soupir.

— Tu es fatigué, mon chéri? lui demanda-t-elle. Il est vrai que tu as eu une matinée bien remplie…

L’enfant se tourna vers son père.

— J’ai été jouer au square avec ma mamie et puis on a lu une histoire. Tu sais, j’apprends l’alphabet. Je connais déjà la lettre Q.

— Ta grand-mère ?

Matt avait sursauté.

Jesse, qui avait prévu de l’informer en douceur de sa rencontre avec Paula, fut contrariée de la gaffe de son fils.

— Oui, mamie Paula, répondit Gabe.

— Nous sommes allés lui rendre une petite visite, expliqua-t-elle en entourant les épaules de son fils. Il n’a plus qu’elle comme grand-mère, c’est pourquoi je tenais à ce qu’ils se rencontrent. Elle a été si heureuse de nous voir qu’elle nous a invités à habiter chez elle.

— Il n’en est pas question !

— Et pourquoi? Elle dispose de plusieurs chambres, et puis elle se débrouille magnifiquement avec Gabe. Je tiens à ce qu’il connaisse sa famille.

— Si tu espères lui tirer de l’argent, tu en seras pour tes frais! Ce n’est pas parce qu’elle prétend aimer quelqu’un qu’elle est prête à lâcher un kopeck.

— Alors, c’est ce que tu penses?

Le rouge était monté aux joues de la jeune femme, profondément humiliée qu’il ait pu croire sa démarche intéressée.

— Tu t’imagines que je fais ça pour l’argent? La réussite semble t’avoir fait complètement perdre la mesure des choses, mon pauvre Matt! Figure-toi qu’il y a pour moi des choses bien plus essentielles que l’argent!

— Les seuls à le croire sont ceux qui n’ont pas un radis ; comme toi, il me semble…

— C’est vrai, je ne roule pas sur l’or. Qu’est-ce que ça peut faire ? Gabe et moi ne manquons de rien.

— Fadaises ! Et tu le sais aussi bien que moi ! Tout ce que tu cherches c’est à mettre la main sur ma fortune. Admets-le et on pourrait établir des rapports plus francs…

Comment Matt pouvait-il dire des choses pareilles ? C’était vraiment ainsi qu’il la voyait? A moins que sa vision de l’humanité se soit à ce point altérée qu’il voie des profiteurs dans toutes les personnes qui l’approchaient.

— Tu te fiches que mes intentions soient honnêtes ou non, protesta-t-elle. Tu préfères penser le pire, parce que ça t’arrange. Je n’essaierai pas de te faire changer d’opinion. Ce serait peine perdue. Je me demande seulement ce qui a pu te faire changer à ce point. Avant, tu n’étais pas comme ça, Matt…

— Eh bien, c’est ton œuvre, Jesse ! C’est toi qui m’as rendu comme ça ! Tu devrais en être fière.



Jesse s’arrêta au feu rouge en s’efforçant de secouer sa torpeur. Sa conversation de la veille avec Matt l’avait tellement secouée qu’elle n’avait pu fermer l’œil de la nuit, alors qu’elle s’était levée aux aurores pour préparer ses gâteaux.

Elle était si épuisée et abattue que même le délicieux fumet qui planait dans la voiture n’arrivait pas à la dérider. Il fallait qu’elle oublie Matt, c’était la seule chose à faire, même si cela lui paraissait au-dessus de ses forces. Son esprit avait beau concevoir que leurs rapports ne seraient plus jamais les mêmes, son cœur s’obstinait à refuser de prendre en compte le message. Une part d’elle-même continuait à espérer qu’un lien subsistait entre eux, même si c’était absurde.

— Idiote ! marmonna-t-elle en démarrant, comme le feu passait au vert.

Elle avait aimé Matt. A une époque, il représentait tout pour elle. Mais c’était fini. Il avait tellement changé qu’il aurait pu être un parfait étranger. Elle comprenait maintenant qu’il ne montrerait jamais à Gabe qu’une indifférence cordiale. Elle s’était trompée en pensant qu’il serait heureux de se découvrir un fils. Il fallait qu’elle l’admette et continue sa route. D’ailleurs, dès qu’elle aurait terminé son entretien avec Nicole et avalé un triple café crème, c’était ce qu’elle ferait.

Elle se gara devant chez sa sœur. Les gâteaux étaient alignés dans une boîte en carton rose qu’elle avait achetée pour l’occasion. Elle avait préparé deux fournées de chacune des trois saveurs qu’elle comptait lui faire goûter et, sachant combien la présentation comptait, elle avait décoré la douzaine de gâteaux les plus réussis d’une cerise confite, avant de les déposer dans une coupelle en papier.

S’étant emparée précautionneusement de la boîte, elle gravit les marches et sonna.

La porte s’ouvrit sur un magnifique gaillard, qui l’accueillit avec un sourire chaleureux.

— Salut! Je suis Hawk. Tu dois être Jesse… Entre… Nicole prétend que mon palais n’est pas assez subtil, aussi n’ai-je pas le droit de participer à la dégustation, mais assure-toi quelle m’en laisse quelques-uns. Tes brownies sentent merveilleusement bon !

— Ne t’inquiète pas. J’en ai apporté une bonne douzaine, répondit Jesse, qui ressentit une sympathie immédiate pour ce nouveau beau-frère qu’elle n’avait encore jamais rencontré.

Il la conduisit directement dans la cuisine, plus propre et mieux rangée que la dernière fois qu’elle y était venue. A son entrée, Nicole qui se versait un café, accoudée au comptoir, se retourna.

— Bonjour, lança-t-elle sans enthousiasme. Tu as apporté les brownies ?

— Oui, répondit Jesse en posant la boîte sur la table.

C’est alors qu’elle vit une femme entrer dans la pièce, aussi grande et blonde que Nicole ; elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

« C’est Claire », se dit-elle, bouleversée par l’apparition inattendue de cette autre sœur qu’elle connaissait si peu. Les jumelles avaient six ans de plus quelle. A l’âge de trois ans, Claire s’était assise devant un piano et en avait joué à la perfection sans avoir jamais pris de leçon. A la naissance de Jesse, elle s’était déjà envolée pour New York afin de parfaire sa formation, puis avait très vite entrepris une carrière de virtuose internationale. Jesse avait grandi à l’écart, jalousant la vie de princesse de son aînée qui sautait d’une ville à une autre et fréquentait les grands de ce monde.

Nicole et elle étaient restées enterrées à Seattle, où elles avaient grandi tant bien que mal, à moitié livrées à elles-mêmes, et tandis que Nicole haïssait sa jumelle de les avoir abandonnées – même si ça n’avait jamais été son choix –, Jesse avait simplement rêvé de la suivre dans ses voyages. Paradoxalement, même en la connaissant si peu, Claire était la seule qui ait gardé le contact avec elle.

— Jesse! Alors, tu es revenue! s’écria Claire dès qu’elle l’aperçut. Est-ce que Seattle est restée la même que dans ton souvenir?

— Plus ou moins. Il y a une multitude de constructions nouvelles.

— Le marché du travail est en pleine expansion et ça attire du monde, répondit Claire en prenant la tasse que Nicole lui tendait.

Jesse prit la sienne, un peu gênée, et un silence pesant s’installa. Toutes trois avaient beau être sœurs, les circonstances de la vie avaient fait d’elles des étrangères.

Hawk s’approcha de Nicole et, après avoir posé la main sur son épaule, lui murmura quelque chose à l’oreille avant de l’embrasser. Même de loin, l’adoration qu’il lui portait était tangible. Jesse se réjouit que sa sœur ait trouvé un homme qui lui convenait autant. Si seulement elle avait pu avoir cette chance! Sentant monter en elle une bouffée de jalousie, elle la chassa aussitôt. Pourquoi ses pensées se tournaient-elles vers Matt? C’était stupide. Si, cinq ans auparavant, elle avait pu penser à lui comme à « l’homme de sa vie », à présent, il ne lui était plus rien.

— Mesdames, je vous laisse à votre dégustation, fit alors Hawk. Nicole, n’oublie pas ce que je t’ai demandé…

— D’accord, on t’en laissera quelques-uns ! concéda son épouse en riant. Et même beaucoup, c’est promis…

Mari et femme échangèrent un regard de chaleureuse complicité, comme ceux qui se connaissent à fond et sont sûrs de leur amour, puis Hawk quitta la pièce et les trois sœurs s’installèrent à la table.

Jesse ouvrit la boîte.

— J’ai inventé trois recettes différentes : chocolat, chocolat-noix et chocolat-beurre de cacahuète.

— Elles sont vraiment personnelles? s’enquit Nicole, dubitative.

— Oui, affirma Jesse, vexée en résistant à l’envie de la gifler. C’est moi qui les ai créées. Et j’ai pris note de toutes les étapes du processus…

Elle avait horreur de devoir ainsi se justifier, sentant que sa sœur ne lui faisait pas confiance, mais c’était la façon d’être de Nicole, qui ne lui pardonnait pas d’avoir vendu les pâtisseries de la famille sur internet.

Chacune des jumelles prit un gâteau de chacune des saveurs.

— Je suis loin d’être une experte, fit Claire en riant. Est-ce que ça suffira, si je dis que je les aime?

— Pour moi, ce sera parfait, répondit Jesse, qui retenait son souffle en observant Nicole goûter le premier brownie.

Après avoir mâché pour tester la consistance de la pâte, Nicole avala sa bouchée sans faire de commentaire, puis elle se leva pour aller remplir un verre d’eau dont elle but une gorgée avant de revenir s’asseoir.

Elle dégusta le reste posément, sans se presser, s’y reprenant à trois fois pour chaque gâteau. Quand elle eut fini, elle vida son verre et se tourna vers Claire.

— Qu’est-ce que tu en penses?

— Ils sont fabuleux ! A la fois riches et légers. D’ordinaire je ne suis pas fan du mélange chocolat-beurre de cacahuète, mais, là, c’est une pure merveille !

C’était insuffisant pour rassurer Jesse, qui savait que Nicole ne tiendrait pas compte de l’opinion de sa jumelle.

— Ils sont bons, déclara-t-elle finalement en repoussant son assiette. Je les prends.

— Les trois parfums? souffla Jesse, qui ressentit un soulagement délicieux quand Nicole acquiesça.

— Bon, je vous laisse parler affaires, lança Claire. Si vous me cherchez, je suis derrière avec les enfants.

— Quel est ton projet, Jesse ? demanda Nicole quand elles furent seules. Tu m’as dit que tu souhaitais retrouver ta place à la boulangerie. Est-ce toujours d’actualité ?

— Oui, répondit Jesse, s’interrogeant sur ce qu’elle voulait vraiment : repartir du bon pied ou essayer de réécrire le passé.

A cette différence qu’aujourd’hui elle avait Gabe, qui comptait plus que tout pour elle, et quelle aimait la femme quelle était devenue.

— Je te propose de travailler pour toi pendant six mois, continua-t-elle, improvisant à mesure quelle parlait. Après cette période, nous pourrons étudier l’éventualité d’une association. Pendant ces six mois, tu seras dépositaire de mes gâteaux, mais si ça ne marche pas entre nous, je repartirai avec.

— Et tu iras les vendre ailleurs ? Pas question ! Si tu t’en vas, je garderai les brownies. Mais je t’en rachèterai la licence.

Même si cet accord ne lui souriait pas, Jesse comprenait la préoccupation de sa sœur qui ne souhaitait pas vendre des produits qu’elle pourrait être amenée à abandonner au bout de quelques mois, au risque de perdre des clients.

— Que dirais-tu si, à la place, j’empruntais pour racheter tes parts ? proposa Nicole à brûle-pourpoint. Tu as dépassé vingt-cinq ans. Tu disposerais de la moitié de la valeur de la boulangerie.

Un beau capital en effet, suffisant pour monter sa propre entreprise. Mais ce n’était pas ce que Jesse avait en tête.

— Non, je veux coopérer avec toi et que ça marche. C’est pour ça que je suis revenue.

— J’ai du mal à té croire, avoua Nicole. Même s’il est évident que tu as changé…

— Je me soucie peu de l’emploi que tu me donneras. Je ne réclame pas un poste à responsabilité. On a toujours besoin d’extra à la boutique et je me contenterai de me rendre utile. C’est toi le patron.

— Depuis la naissance des jumelles, j’ai du mal à assumer la direction de la boulangerie, reconnut Nicole, et je passe mon temps à faire le grand écart entre la maison et le magasin. J’aurais besoin de quelqu’un qui puisse manager l’entreprise en mon absence. Est-ce que tu possèdes ce genre d’expérience?

— J’ai dirigé un bar.

— Vraiment?

— Oui. J’ai commencé au bas de l’échelle, comme serveuse, et j’ai rapidement gravi les échelons. A la fin, c’est moi qui gérais le bar plusieurs nuits par semaine : depuis l’équipe de serveurs jusqu’aux clients qui avaient trop bu et qu’il fallait inciter à rentrer chez eux. Comparé à ce job, vendre du café et des beignets à des hommes d’affaires pressés est une sinécure. J’ai également un diplôme de direction d’entreprise.

— Tu es allée en fac ?

— Comme je travaillais la nuit, j’y allais le matin et m’arrangeais comme je pouvais pour assurer le rendu des devoirs.

— Comment tu te débrouillais pour Gabe ?

— Je m’occupais également de lui.

— Eh bien, tu n’as pas dû chômer !

Jesse acquiesça avec une certaine fierté, constatant, ravie, que sa sœur semblait impressionnée. Et son opinion importait beaucoup pour elle. Néanmoins, au risque de gâcher ce moment de grâce, elle choisit d’aborder sans plus attendre le sujet brûlant qui les avait séparées, cinq ans auparavant.

— Il faut que nous parlions de Drew, Nicole…

On aurait dit qu’un mur venait de se dresser entre elles.

— Non, certainement pas !

— Si, tu vas devoir m’écouter…

Et pour que sa sœur ne puisse l’interrompre, Jesse s’empressa de commencer son récit.

— Malgré ce que tu as cru, je n’ai pas couché avec Drew, ni fait quoi que ce soit de déplacé avec lui. On discutait beaucoup ensemble, c’est tout. J’étais mal dans ma peau, j’avais des tas de choses à raconter et lui, au moins, il m’écoutait. Une nuit…

Jesse soupira profondément et s’efforça de continuer.

— Cette nuit-là en aidant Matt à défaire ses valises, j’avais trouvé une bague de fiançailles et compris qu’il allait me demander en mariage. Or, même si je l’adorais, ça m’a terrifiée. Avant lui, jamais je n’avais eu de relation sérieuse. J’ai soudain eu peur de tout gâcher. Je me demandais si je serais capable de m’engager, d’être fidèle. C’était mon désir le plus ardent, mais je m’étais toujours arrangée pour gâcher ce qui m’arrivait de bon dans la vie et j’avais peur de recommencer avec lui.

Comme Nicole tentait de se lever, elle la retint par le bras.

— Il faut que tu m’écoutes.

— Je n’ai pas envie d’entendre la suite.

— Mais moi, j’ai besoin de te la raconter.

— Bon, continue alors…, soupira Nicole en se laissant retomber sur sa chaise les bras croisés.

Il aurait été plus facile à Jesse de s’arrêter là. La vague d’émotions qui la submergeait lui donnait l’impression horrible d’être happée par le passé. Mais elle devait crever l’abcès.

— Ce soir-là, j’étais complètement perdue, je pleurais. Drew s’est assis sur mon lit. Quand je lui ai expliqué ce qui m’angoissait, il m’a soutenu que je ne pouvais changer ma nature, qu’une fille comme moi était incapable d’être fidèle à un seul homme, que jamais je ne réussirais à me fixer…

Jesse avala la boule qui lui bloquait la gorge et ferma les yeux, morte de honte à l’idée que quelqu’un ait pu avoir d’elle une opinion si terrible.

— Ses paroles m’ont assommée. Je me demandais s’il avait raison, si j’allais inévitablement blesser celui que j’aimais. Drew était même arrivé à me faire douter que je puisse mériter un garçon tel que Matt. C’est alors qu’il s’est mis à m’embrasser et je l’ai laissé faire. Jusque-là, coucher avec un homme était la seule chose qui me permettait de ressentir du bien-être. Pourquoi cela aurait-il changé? Mais quand il a remonté mon T-shirt et commencé à me caresser, j’ai compris que je ne voulais personne d’autre que Matt, que tout avait changé, et je l’ai repoussé.

Elle aurait pu lui en dire plus : la sensation de dégoût qui l’avait envahie au contact de Drew, la terreur que sa sœur les entende et vienne voir ce qui se passait, l’affolement et la certitude que ses dernières bribes d’innocence étaient piétinées à jamais.

— C’est alors que tu as surgi, souffla-t-elle. Et quand Drew a bondi du lit en te disant que je l’avais provoqué, j’ai su que c’était lui que tu croirais.

Elle ouvrit les yeux pour croiser le regard de Nicole qui la fixait avec une expression impénétrable. La croyait-elle ou bien la haïssait-elle toujours ?

Elle aurait voulu lui expliquer à quel point la voir se détourner d’elle avait été douloureux, comme c’était dur d’être reniée par les siens, mais elle ne sut que répéter :

— Je n’ai pas couché avec Drew. Il ne s’est rien passé et le fait que tu sois arrivée n’y est pour rien.

— J’aimerais te croire, pour de nombreuses raisons.

— Mais tu n’y arrives pas.

— Je n’en sais rien.

Comment s’en étonner?

— Il m’est impossible de te prouver quoi que ce soit, reprit Jesse, qui ne savait pas ce que Drew avait pu raconter. Pourtant, il faut parfois accorder sa confiance. Je sais que, pendant mon adolescence, j’ai fait beaucoup de bêtises, que je t’ai rendu la vie impossible, mais je t’assure que je ne le faisais pas exprès.

Nicole la fixait sans mot dire. Jesse, qui s’était évertuée à la convaincre, savait quelle tenterait encore de le faire, mais pas aujourd’hui, elle était trop lasse.

— Lundi matin, je serai à la boulangerie, conclut-elle en se levant. D’ici là, tu sais comment me joindre si besoin…

Nicole hocha la tête, sans la retenir plus longtemps.

Jesse était revenue à Seattle pleine d’espoirs, de rêves et elle se heurtait à des murs. Ce n’est pas pour cela qu’elle allait baisser les bras. Elle avait déjà fait une bonne part du chemin et elle s’obstinerait tant qu’elle n’aurait pas atteint le résultat qu’elle visait. Ces cinq dernières années l’avaient endurcie et lui avaient appris la ténacité. Ce n’étaient pas les défis ni le travail acharné qui lui faisaient peur. Elle était une survivante.



Peu après 15 heures, ce même jour, le portable de Jesse sonna. Le numéro affiché lui était inconnu.

— Allô!

— C’est Matt…

Etrange comme, malgré sa froideur, son corps réagissait au simple son de sa voix.

— Bonjour…

— Tu dois te demander la raison de mon appel ?

— Non, tu as certainement des reproches à me faire.

Il y eut un silence au bout du fil, puis un gloussement amusé, presque complice, qui la surprit.

— D’accord, j’ai mérité tes sarcasmes… Il se trouve que je téléphone pour m’excuser. Peut-être que notre rencontre d’hier s’est mal passée parce qu’elle était prématurée. Peut-être aussi que je le regrette.

— Et quand en seras-tu certain ?

— Si nous dînions ensemble ce soir, je pourrais te le dire.

— Possible…

— Est-ce que ça veut dire oui ?

La jeune femme n’en était pas certaine. Avait-elle vraiment envie de le revoir, alors quelle était encore perturbée par leur dernière rencontre et que le changement constaté en lui l’avait blessée et attristée? Mais il était le père de Gabe et, inévitablement, il leur faudrait renouer des relations. Et puis d’autres raisons, bien plus personnelles, la poussaient à revoir Matt : il était le seul homme qui ait jamais fait battre »on cœur.

— D’accord, on pourrait se retrouver pour le dîner…

Le fait de s’être installée chez Paula lui éviterait de se mettre en quête d’une baby-sitter et Gabe adorait sa grand-mère qui le lui rendait bien.

— Je connais un italien tranquille, Grazies, pas loin de chez ma mère, proposa-t-il avant de lui donner l’adresse. Vers 19 heures, ça te va?

— Parfait. J’y serai.



Jesse se gara devant le restaurant quelques minutes avant l’heure du rendez-vous, afin d’avoir le temps de vérifier son maquillage dans le rétroviseur et de maîtriser les battements effrénés de son cœur. Elle était à cran et s’en rendre compte n’arrangeait rien, au contraire.

Trop de choses s’étaient passées et trop vite : son retour, les retrouvailles avec ses sœurs, la rencontre avec Matt… L’ironie de l’histoire, c’est qu’elle n’avait jamais causé de tort à Matt. Elle était seulement tombée amoureuse de lui. Néanmoins, il lui reprochait tant de choses.

— Respire à fond, s’enjoignit-elle en sortant de voiture.

Matt l’attendait à la réception, toujours aussi beau et élégant en chemise à manches longues et pantalon. Il en avait fait du chemin! Il n’avait plus rien du terne informaticien qu’elle avait rencontré au Starbucks, des années auparavant. Et elle sentait combien cette métamorphose ne s’arrêtait pas uniquement à son apparence.

Un maître d’hôtel les conduisit jusqu’à un box confortable et intime, dont la fenêtre donnait sur le patio. Jesse s’y glissa, puis prit le menu qu’on lui tendait. Tout avait l’air délicieux, mais la proximité de Matt, qui examinait la carte des vins, lui coupait l’appétit.

— Ils ont une très bonne sélection de crus italiens, dit-il. Tu as une préférence ?

— Non, aucune. Ton choix me conviendra parfaitement.

Il hocha la tête et se replongea dans la carte.

Cela lui rappela la première fois qu’ils étaient allés dîner à « l’Oliveraie ». C’était là qu’éblouie par son sourire et l’éclat de son regard elle avait découvert qu’il avait du charme et réalisé qu’elle pouvait s’intéresser à lui.

— A quoi penses-tu ? lui demanda-t-il.

— A rien.

— Si, tu avais une expression bizarre…

Mieux valait ne pas lui avouer la vérité.

— J’ai vu Nicole, tout à l’heure. Elle a goûté mes gâteaux. Elle les apprécie et accepte de les commercialiser.

— Parfait. Alors ça s’arrange entre vous deux, on dirait ?

— Disons que ça progresse, tempéra Jesse, qui savait que sa sœur continuait à penser pis que pendre d’elle.

— Alors, ça se passe bien, avec ma mère ?

Etait-ce une perche qu’il lui tendait pour avoir des nouvelles de Paula? Est-ce que sa mère lui manquait?

— Oui, elle est merveilleuse, surtout avec Gabe qui l’adore. Ils ne se lassent pas l’un de l’autre. C’est génial de les voir jouer ensemble, regarder des films à la télé, partir se promener. En comparaison, j’ai l’impression de consacrer si peu de temps à mon fils que je culpabilise.

Elle avait beau le scruter attentivement, l’expression de Matt restait indéchiffrable.

— Paula a totalement changé, continua-t-elle après une seconde d’hésitation. Avant, elle ne voulait pas entendre parler de moi et je crois qu’elle aurait dansé de joie si j’étais passée sous un camion.

— Probablement.

Aïe ! Même si c’était la vérité, ça ne faisait pas plaisir à entendre.

— Maintenant, elle s’est ouverte et n’aspire qu’à se rapprocher de Gabe et moi.

Elle prit son courage à deux mains et continua.

— Tu lui manques beaucoup, tu sais, Matt…

Interrompue par l’arrivée de la serveuse, la jeune femme soupira, puis elle attendit qu’ils aient commandé et se retrouvent seuls.

— Que vous est-il arrivé ? Vous étiez si proches ! J’en sais quelque chose, moi qui me retrouvais coincée entre vous deux.

Matt l’observa un long moment avant de lui répondre.

— Je ne lui ai jamais pardonné de m’avoir révélé ce qui s’est passé entre Drew et toi.

Son mépris glacé était si humiliant que, malgré la certitude de son innocence, Jesse sentit le rouge lui monter au front.

A l’époque, Paula, qui cherchait un moyen de briser leur amour, s’était repue des révélations de Nicole, qu’elle s’était empressée de rapporter à son fils : Jesse avait une liaison avec le mari de sa sœur. L’injustice de ce qui avait suivi torturait encore la jeune femme. Elle, qui avait déjà beaucoup enduré durant sa jeunesse, s’était retrouvée unanimement condamnée pour un crime qu’elle n’avait pas commis.

— Je ne lui ai jamais pardonné, répéta Matt. Non pas de me le dire, mais de s’en réjouir.

— Si tu savais comme elle s’en veut, dit Jesse, sûre que le problème de Paula serait plus facile à résoudre que le sien. Tu lui manques terriblement.

— Tu prends sa défense ? C’est le comble !

— Je t’ai dit qu’elle a changé… Elle est adorable avec Gabe et moi. C’est dommage qu’à l’époque nous n’ayons pu être amies.

— Tu es trop indulgente avec elle.

— Je ne crois pas. Nous commettons tous des erreurs.

— Même toi?

— Oh, oui ! Mais malgré la liste impressionnante de mes péchés, je n’ai pas couché avec Drew.

— Jesse…

— Non, Matt, laisse-moi te dire ce qui s’est passé. J’ai le droit de m’expliquer.

Pour la seconde fois de la journée, elle fit le récit de l’horrible nuit où son beau-frère l’avait rejointe dans sa chambre. Elle raconta comment elle lui avait exprimé ses doutes et comment, après lui avoir affirmé qu’elle ne saurait être la femme d’un seul homme, son beau-frère avait tenté de profiter de sa détresse. Laissant de côté l’épisode de la bague de fiançailles, elle insista sur le fait qu’elle était amoureuse de lui, qu’elle était seulement terrifiée parce qu’elle n’avait pas confiance en elle et avait peur de tout gâcher. Ce qui était la vérité.

— Je n’ai jamais couché avec lui, conclut-elle enfin. Ni eu le désir de le faire. Drew se trompait totalement sur moi. Je t’aimais. Pour moi, tu étais le seul…

Incapable de savoir à quoi Matt pensait, s’il la croyait ou non, elle aurait voulu trouver des mots plus convaincants.

— Pendant cinq ans, tu t’es complètement trompé sur mon compte, Matt. Je comprends qu’il te faudra du temps pour revenir sur ton opinion. Mais ne pourrais-tu au moins considérer cette éventualité ?

— J’essayerai…

— Bon, c’est déjà un début…

La serveuse était revenue. Matt goûta le vin. Elle les servit et s’en alla.

— A notre nouveau départ ! lança-t-il en levant son verre.

Jesse l’imita, éberluée, le cœur battant la chamade. Etait-il possible qu’il veuille établir de nouvelles relations avec elle ?

Ils dégustèrent leur salade, discutant des bouleversements opérés dans Seattle.

— Quand t’es-tu installé à ton compte ? lui demanda-t-elle lorsque les plats arrivèrent.

— Il y a cinq ans. J’avais des projets et mon boulot à Microsoft commençait à m’ennuyer. Avec les royalties de mes jeux, j’étais en mesure de fonder ma propre boîte, sans financement extérieur.

— Et ainsi empocher tous les bénéfices.

— Comment sais-tu que nous en faisons ?

— J’ai vu ta maison.

— Bien pensé, j’ai eu un peu de chance…

— Qu’est-ce qu’on ressent à être patron d’une entreprise qui marche bien ?

— C’est très agréable. Et avoir une équipe autour de moi me permet de me concentrer sur l’essentiel. Ce sont les autres qui s’occupent des détails. Tiens, je suis sûr que Diane, mon assistante, te plairait, dit-il en découpant son poulet. Cette femme est une vraie tête de mule qui s’évertue à me pourrir la vie !

— Ça m’étonne que tu la supportes.

— Je renâcle bien un peu, mais ça lui est complètement égal.

— Alors, elle doit être particulièrement efficace.

— C’est bien ça le problème.

Même si elle ignorait pourquoi, Jesse apprécia l’idée que Matt se laissât mener à la baguette par une assistante forte tête. Etait-ce parce que ça le rendait plus humain ? plus proche de l’homme qu’elle avait connu?

— Est-ce que tu arriveras à me croire un jour? lui demanda-t-elle. Les choses pourront-elles s’arranger entre nous?

Matt la scruta un long moment, sans un mot. Puis il se pencha et lui toucha la main.

— C’est mon souhait…

Il n’en dit pas plus. C’était bien suffisant pour le moment.